Comme la perception est différente
Des arnaqueurs, vraiment?
La façon dont les médecins sont traités par les médias et la politique et dont ces derniers parlent d’eux donne à réfléchir. D’autant plus lorsque l’on s’efforce du matin au soir de tout faire dans son cabinet pour éviter les coûteuses urgences hospitalières. Cela nuit avant tout à la promotion de la relève, nécessaire de toute urgence, car personne ne souhaite devenir arnaqueur de métier.
C’est un vendredi du mois de juin, une belle soirée d’été, les jardins des restaurants et les piscines sont pleins, le cabinet est vide. Je m’occupe de la paperasse: inscriptions, certificats, ordonnances, rapports. Et bien entendu, j’ausculte encore l’écolière tombée peu avant d’un arbre et qui se plaint de maux de tête et de nausées. Je recouds la blessure sur son front après avoir attendu que la piqûre d’anesthésiant fasse son effet. La famille est reconnaissante, car elle ne doit pas passer sa soirée aux urgences. La caisse-maladie devrait l’être aussi, car je lui permets d’économiser beaucoup d’argent en intervenant le soir et en assumant mes responsabilités, comme chaque jour. Mais elle ne le réalisera même pas. Par contre, tarifsuisse, l’organe de contrôle des coûts des assureurs-maladie, me reprochera de pratiquer une surmédicalisation si je suis trop souvent à disposition lors de telles urgences. Conformément à sa méthode de calcul, ce que je fais n’est pas rentable. En effet, la rentabilité ne consiste pas forcément à agir de manière efficace et abordable, mais à ne rien faire.
Des agendas chargés - et pourtant un rendez-vous reste possible
Nos agendas sont complets. Et pourtant, nous nous occupons des urgences, de ce qui presse et des transferts inutiles effectués par les lignes téléphoniques de triage des assureurs, entre-temps, durant la pause de midi ou après les horaires d’ouverture officiels. Cela n’en vaut pas vraiment la peine, mais nous le faisons pour nos patientes et patients. Et cela augmente notre stress et celui du personnel. Les patientes et patients ont de plus en plus d’exigences. Il est difficile de trouver des rendez-vous. Nos assistantes médicales doivent faire face aux remontrances lorsqu’il est impossible de proposer le rendez-vous à la date et à l’heure souhaitées. Et c’est encore pire lorsqu’elles doivent refuser de nouveaux patients à la recherche d’un pédiatre. Nous le savons et les patientes et patients le remarquent: il y a bien trop peu de médecins de famille et de pédiatres, même si les caisses-maladie et les autorités le contestent. La politique ne veut pas l’entendre et fixe au contraire des plafonds pour le nombre de médecins. C’est absurde. Quand il s’agit d’aborder la situation déficitaire, elle est au contraire muette. Et lorsque je travaille bien plus que prévu en raison de cette même situation déficitaire, tarifsuisse me le reproche.
Pas de rémunération - et pourtant nous nous engageons
Nous suivons régulièrement des formations continues, bien plus que ce qui est prescrit, et bien entendu payées de notre poche. Nous nous maintenons à jour aussi bien que possible et nous sommes bien conscients du fait que la moitié de nos connaissances sont obsolètes au bout de trois ans. Et malgré cela, les journalistes et les politiciennes et politiciens veulent nous dicter la façon dont nous devons travailler, documenter nos interventions et justifier notre qualité. Nous sommes forcés à tenir des dossiers de patientes et patients électroniques bien qu’ils ne fonctionnent absolument pas et soient inutiles dans leur forme actuelle; un travail supplémentaire agaçant, pour rien.
Nous nous engageons dans des cours aux étudiantes et étudiants et jeunes médecins, nous mettons à disposition du temps de travail supplémentaire dans le cadre de la pandémie de coronavirus, nous renonçons à notre pause de midi et participons à un programme de vaccination le dimanche rémunéré au lance-pierre. Et pendant ce temps, les cantons investissent des millions dans de nouveaux centres de vaccination. Nous soutenons des programmes de vaccination cantonaux absurdes, qui coûtent à leur tour d’autres millions aux cantons alors qu’ils sont inutiles. Nous engageons des assistantes médicales supplémentaires afin qu’elles puissent informer par téléphone la population inquiète à propos du coronavirus, de la variole du singe et de la rage des chauves-souris. Il n’existe à ce jour toujours pas de tarif ou de fonds pour rémunérer leur précieux travail.
Absence d'adaptation des tarifs, presse négative - et pourtant nous continuons à travailler
Depuis des années, nous travaillons à un nouveau tarif comme l’exigent le Conseil fédéral, le Contrôle des finances et à présent surtout la relève. Et nous réalisons maintenant que le tout travail investi dans Tardoc a été vain. Nous ne parviendrons jamais à répondre aux règles sans cesse changeantes de l’Office fédéral de la santé publique et du Département de l’intérieur. Par contre, on écoute santésuisse, bien que depuis des années, cette association de caisses-maladie ne soit pas capable de proposer autre chose que l’obstruction. Enfin, la commission de la santé du Conseil national tente à présent, à grand renfort de réductions tarifaires, de mettre sous pression les partenaires tarifaires qui se sont depuis longtemps entendus sur le nouveau tarif avec Tardoc, pour qu’ils se mettent enfin d’accord avec ceux qui refusent depuis des années de s’asseoir à la table des négociations.
Il est certain qu’avec un salaire médian de 160 000 francs, nous vivons confortablement. Il n’est pas sans dire que nous l’obtenons grâce à un temps de travail supérieur à la moyenne, du travail de nuit et le dimanche, une grande responsabilité dans un environnement qui n’est pas sans risque, tout en générant une plus-value sociale et importante pour le système. Le tarif rémunérant ce travail est gelé depuis plus de 20 ans, tandis que les dépenses augmentent sans cesse, sans parler des exigences qui nous sont adressées. Notre revenu est en baisse continue. Aucune autre catégorie professionnelle ne doit accepter cela.
Et pour couronner le tout, les médias nous servent non seulement leurs éternels refrains à propos des médecins qui gagnent trop, mais nous y sommes également confrontés à leurs invectives insolentes et diffamatoires. Il y est question d’«arnaqueurs» et nous devons même faire face aux insultes du Parlement qui nous accuse de nous enrichir effrontément dans le self-service de la santé publique. J’ai le choix entre m’énerver à propos de ces diffamations ou les ignorer. Elles sont un véritable venin pour la relève des médecins de famille et de l’enfance, déjà maigre, et catastrophiques pour les soins à long terme de la population. En effet, personne ne souhaite devenir «arnaqueur éhonté» de métier.
Il est tard - et pourtant tout n'est pas encore réglé
Entre-temps, la nuit est tombée et mon repas du soir est froid. Je suis loin d’avoir fait tout ce que j’avais à faire. Est-ce que je dois encore ausculter le nourrisson qui souffre de difficultés respiratoires? Sa mère m’en serait très reconnaissante et je pourrais ainsi peut-être leur épargner une nuit aux urgences. Je le fais bien évidemment, immédiatement, en y apportant une qualité supérieure, en peu de temps, très bon marché pour la caisse-maladie, même si cela me rapporte quelque chose. Néanmoins, mon intervention tardive est simultanément néfaste pour mes statistiques de rentabilité: trop de consultations d’urgence, trop de travail de nuit. Cela se remarque. À l’avenir, ce genre de prestations me fera aussi dépasser les objectifs de maîtrise des coûts prévus par le Conseil fédéral et je serai ainsi coresponsable de la baisse tarifaire l’année prochaine. Comment empêcher cela? En adressant mère et enfant aux urgences onéreuses d’un hôpital.
J’espère passer une nuit tranquille et me réjouis déjà de demain : samedi, un nouveau jour de travail. Plein de rencontres intéressantes et motivantes. Je m’occupe des autres, je fais quelque chose d’utile et de bon et j’assume des responsabilités. J’apporte mon aide et reçois de la reconnaissance en retour. Du moins de la part de mes patientes et patients et de leurs familles.